Le blog de Pierre M. Thivolet, journaliste

Catégorie : haiti

Haïti, comme dans un puits sans fond, s’enfonce dans le chaos.

 

Haïti: Un descente aux enfers dans l’indifférence mondiale

Un fait divers – terrible- propulse pour quelques heures, « l’espace d’un scillement » Haïti à la une de nos infos. 
Un couple de français, à peine arrivés à Port-au-Prince où ils venaient rencontrer un enfant qu’il se proposaient d’adopter, en toute légalité et après un long processus, ont été assassinés au coin de la rue. Par des voleurs. Pour pas grand-chose. 
C’est horrible. 
Comme l’est la situation en Haïti depuis des mois. Péyi lòk : Le pays est bloqué. Depuis février, les haïtiens qui pensaient avoir touché le fond, découvrent qu’il y a encore plus profond que le fond. Duvalier, Aristide, les militaires, le tremblement de terre, le choléra, le cyclone Matthew, les narcotrafiquants, la corruption de leurs dirigeants. Et la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ( façon de parler, il y a bien longtemps qu’il n’y a pas d’eau courante à Port-au-Prince ) les révélations sur le dernier Président élu Jovenel Moïse. Lui aussi a détourné l’argent de l’aide destinée au pays. 3,8 milliards de dollars disparus dans ses poches et celles de ministres et de sénateurs. 
Mais il ne veut pas démissionner. 
Alors “Peyi lok”. Plus d’essence. Plus de nourriture. Plus de médicaments. Plus d’importations. Des bandes de voleurs règnent sur les rues et les routes. Ils rançonnent, ils caillassent les voitures. Pillages des bâtiments officiels , magasins attaqués, des dizaines de morts, des manifestations mais le Président ne bouge pas. De toute façon, il n’y a plus d’Etat. Symbole du désespoir absolu de la population, certains regrettent même la dictature, des Duvalier, et appellent au retour de François-Nicolas, le petit-fils…
Les haïtiens crèvent la gueule ouverte , mais dans l’indifférence mondiale générale. À  1 heure de vol de Miami, dans l’indifférence des Etats-Unis. Car contrairement aux années 70-80, Haïti n’est plus considérée comme une dictature, donc les haïtiens ne peuvent plus revendiquer un statut de réfugiés politiques. Et ils s’enfoncent. Dans l’indifférence de leurs « élites » aussi. Totalement américanisée, la bourgeoisie haïtienne a un pied en Floride, un autre à Kenscoff ou Furcy, ces villages qui dominent Port-au-Prince et où leurs villas ont antennes satellites, citernes, groupes électrogènes et gardes armés autour de hauts murs. Et puis ils sont « citizen », citoyens amércains, et ça dans le pays le plus pauvre des Amériques, ça n’a pas de prix. 
Je lis régulièrement sur Facebook le journal qu’écrit presque quotidiennement Jean-Marie Théodat un géographe, professeur d’urbanisme qui a décidé de quitter Paris et de retourner dans son pays d’origine, après l’épouvantable tremblement de terre de 2010. Il décrit la vie quotidienne, la peur de manquer de vivre, la peur de sortir dans la rue, «  Deux semaines que nous sommes enfermés comme des fauves en cage. La rue appartient aux brigands et aux casseurs, aux plus désespérés qui ont choisi d’en découdre par la voie violente. La peur est là, un débordement inutile de sang alors que nous pourrions trouver une issue dans la dignité. Ceux qui se risquent à sortir sont obligés de raser les murs. Difficile dans ces conditions de ne pas accuser le coup. Je n’ai plus de pâtes, le pain est rassis, je le délaye dans de l’eau… ». Jean-Marie Théodat écrit et décrit avec beaucoup de proésie en français et aussi en créole et aussi en dessins la descente aux enfers d’Haïti, d’Ayiti. . « Je n’ai point peur, mais je ne me sens pas à l’abri. On peut se prémunir contre les cyclones et les séismes. Rien contre la bêtise ».

Nous sommes tous des #paysdemerde

Les bobos contre le peuple ? Oprah Winfrey incarne l’Amérique q’on aime pas celle qui vote !
Non, Donald Trump n’est pas fou ! Il vient même de démontrer une nouvelle fois qu’il est malin et …cynique.  
En traitant tous les pays d’émigration sauf la Norvège – mais pas sûr que vue la richesse et la qualité de vie en Norvège, beaucoup de norvégiens embarquent sur des drakars pour émigrer clandestinement aux Etats-Unis – de pays de merde, le Président américain ne s’adresse pas à nous, il ne s’adresse même pas aux pays africains ou à Haïti, dont il n’a rien à faire, il s’adresse à son électorat. Disons les américains moyens, très moyens, l’Amérique profonde, qui a le sentiment de devenir minoritaire face non pas aux musulmans, non pas aux arabes, mais aux noirs bien sûr, mais surtout aux latinos. A chaque pays , ses obsessions. On le sait ce n’est plus qu’une question d’années, les « blancs » ne seront plus majoritaires aux Etats-Unis. 
Finalement Trump est peut-être le chant du cygne de cette Amérique-là. Elu de justesse avec 2 millions de voix de moins qu’Hillary Clinton, il continue de bénéficier d’un socle de followers, qui contre vents et marée –  déclarations atomiques contre la Corée du Nord, relance du charbon, forages pétroliers, et je m’en tape de la planète, et je me fous du réchauffement climatique, et je me brouille avec notre alliée historique, la Grande-Bretagne et s’il y a des massacres de masse aux Etats-Unis, c’est parce que les américains n’ont pas assez d’armes pour se défendre eux-mêmes, et je tweete plus vite que mon ombre,  – continuent à penser qu’avec Donald, America is back. Et finalement, cet électorat-là, que pense-t-il d’Haïti ou du Salvador ? Des pays de merde. Et chez nous, que pensent certains du Mali, du Niger ou de la Syrie ? Des pays de merde. Donald Trump dit tout haut ce que beaucoup d’américains ou d’européens pensent des migrants qu’ils soient demandeurs d’asile ou demandeurs de travail. 
Et ce ne sont pas les dénonciations de personnalités certes tout à fait respectables et brillantes, comme la présentatrice de télé américaine Oprah Winfrey, ou l’actrice Meryl Streep, qui pourront y changer quelque chose. Au contraire, elles confortent les «vrais gens» dans leur opinion que toutes ces protestations sont le fait d’une intelligentsia, de privilégiés, de bobos  qui ne connaissent rien des difficultés de la vraie vie. Et ce n’est pas parce que chez nous, un Omar Sy ou un Teddy Riner, dont les parents ont eu fort heureusement la bonne idée – enfin, ils n’avaient pas eu vraiment le choix de venir de “pays de merde” pour enrichir notre pays par le talent de leurs enfants, que nous éviterons qu’une bonne partie de nos concitoyens ne craigne, comme les électeurs de Trump, ou comme un Eric Zemmour, le « grand remplacement ».
AfD en Allemagne, ayatollahs chrétiens au pouvoir en Pologne, dérives fascisantes en Hongrie, Marine Le Pen au second tour des présidentielles françaises, le populisme qui n’est pas synonyme de peuple ou de populaire nous guette aux détours de prochaines élections.
On n’est pas dans merde.

Haïti, des élections, malgré tout.

Et soudain du chaos surgit tant de poésie !
Haïti vient enfin de voter pour des élections présidentielles qui auraient déjà dû se tenir il y a … des mois. Mais la violence, la corruption, les catastrophes, les divisions, un cyclone, rien n’a été épargné à ce pays de rien du tout qui vit toujours dans la mémoire de ses ancêtres. Il y a deux cents ans, les esclaves de Saint-Domingue, la plus riche colonie de toutes les colonies françaises ont eu l’arrogance de se soulever et dans un monde blanc, européen, dominé par le système esclavagiste de revendiquer “Liberté, égalité, Fraternité”. En cela les haïtiens sont nos frères en Révolution. Mais notre fraternité s’est arrêtée là. Et depuis, l’histoire d’Haïti semble n’avoir été qu’une suite de malheurs. Haïti pays maudit.
Mais ce n’est pas exact. Haïti n’est pas un pays maudit, mais d’abord un pays puni. Puni pour avoir été “la Première République noire”, pays mis au banc des nations pendant près d’un siècle pour avoir cru le premier que tous les hommes naissaient libres et égaux en droit, pas seulement les blancs, mais aussi les noirs. 
Puni aussi, pour n’avoir jamais eu d’autre ambition que celle d’être libre, indépendant, désarmé, fragile donc ouvert à toutes les dominations, celle des américains bien sûr. “Si loin de Dieu , si près des Etats-Unis“. Celles des mafias de toutes sortes aujourd’hui. 
Et pourtant du fond de l’abîme où ils semblent s’enfoncer chaque année un peu plus, les haïtiens trouvent encore la force de rebondir, de créer, de composer. 
Même si cela ne nourrit pas son homme, il semble que depuis l’indépendance en 1804, Haïti soit habitée par une incroyable flamme créatrice.  
Dans les années 1940, Port-au-Prince la capitale recevait les plus grands écrivains, les plus grands intellectuels, de grands romanciers y étaient publiés, ainsi que des journaux brillants, des revues de poésie. Même si cela a été dévoyé, détourné par des dictateurs sanguinaires et sans scrupule comme Duvalier, le peuple haïtien semble toujours habité par la conscience d’être les enfants des combattants de la Liberté, de l’indépendance,Toussaint, Dessalines.  
Ayiti, sé manman libeté. Haïti c’est la mère de la Liberté. Ça paraît bête et pourtant cela semble lui donner une force stupéfiante .
Que ce soit en créole ou en français – et bravo à l’Académie française d’avoir accueilli enfin Dany Laferrière, d’origine haïtienne – le sens de la poésie, le goût pour la belle langue des haïtiens est bluffant. 
En musique il y a bien sûr les grosses machines du kompa haïtien et de ses variantes américanisées. Mais il existe aussi toute une tradition de troubadours, de petits musiciens poètes, crèves la faim , traines guenilles  qui avec une guitare, ou un banjo ou un mannouba – quelques lamelles de métal fixées sur une caisse – reprennent , inventent des aubades d’une grande poésie, parfois pleines d’humour et de malice, parfois “coquines”, le plus souvent triste ou plutôt emplies de “saudade”, de la nostalgie de temps heureux ou de paradis perdus. A l’image d’un Ti-Paris, dont le seul notice sur Wikipedia dit “Achile Paris Ti Paris est musicien, auteur, compositeur, troubadour. Il est né à Jacmel en 1933 et y est mort en 1979.” 
A 48 ans, de pauvreté, dans l’indifférence générale.  
Et de génération en génération, ce goût pour la poésie, cette créativité qui touche d’ailleurs tous les domaines, se transmet. Et même si on le sait, chaque nouvelle découverte est toujours aussi émouvante. Et qui est sans doute lié à cette aspiration pour la justice et liberté qui semble chevillé au corps des haïtiens envers et contre tout . Et qui vient encore de se manifester ces derniers jours avec le déroulement dans le calme, mais dans des conditions matérielles dramatiques, d’élections présidentielles repoussées depuis un an. Au milieu des ruines laissées par le dernier cyclone, le dernier tremblement de terre, dans la boue, la poussière, les fatras, les ordures, la corruption, le choléra, la violence, croire encore à la démocratie et aux élections, bravo !
Et résonne la musique d’un BélO et des ses amis, qui tracent leur route depuis quelques années et qui chante Wozo: Roseau. “Ayiti tu es manman Libété. Nous sommes des roseaux, nous plions, mais ne rompons-pas!  Quelle incroyable confiance en l’avenir!
Nous vivons une e-poque formidable.

Après le cyclone Matthew, Haïti dans l’œil des medias.

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Haïti n’est pas un pays maudit, mais un pays puni.
Depuis quelques heures Haïti est de nouveau dans l’actualité. Pour de méchantes raisons. Pour de mauvaises raisons. Encore une catastrophe. Encore. Encore des « Le bilan s’alourdit », comme si un cyclone sur Haïti ne pouvait faire «  que » 10 ou 20 morts. Le pays était déjà tellement à terre, à chaque nouveau coup du sort on ne se demande même plus comment il peut s’enfoncer encore un peu plus.
Avec l’arrivée des « envoyés spéciaux », ce ne sont qu’images de désolation, de végétation explosée, de ponts emportés, de maisons écrasées. Maison: C’est un grand mot pour cet enchevêtrement de tôles, de toiles plastic, de planches, qui faisait office d’habitat pour beaucoup d’haïtiens depuis l’explosion des bidonvilles et depuis le tremblement de terre de 2010.
Le 12 janvier 2010, à 16 heures 53 minutes, la terre tremble pendant 2 minutes et demi. Port-au-Prince, la capitale, est la plus touchée. Plus de 300 000 morts, 300 000 blessés, 1 million et demi de sans abris.  Il y a une sorte de complaisance morbide à aligner ces chiffres. Parce que le plus rageant c’est que dans un autre pays, le même séisme n’aurait fait « que » un millier de morts, pas 300 000. C’est comme si la vie d’un haïtien valait 10 fois moins que celle d’un dominicain, 1000 fois moins que celle d’un américain. Depuis longtemps, la plupart des haïtiens vivent « nan fatra», Fatra, c’est le mot en créole pour dire « ordures » « poubelle ». Bien sûr il y a eu le tremblement de terre; Bien sûr, il y a aujourd’hui Matthew, mais il y a surtout l’absence d’Etat, l’absence d’infrastructures, comme si Haïti se désintégrait toujours un peu plus, d’année en année, dans l’indifférence mondiale générale.
Il y a six ans invité à réagir sur I-Télé au tremblement de terre, la présentatrice, pourtant d’origine antillaise, me demanda : « Pierre, Haïti est vraiment un pays maudit ». J’avais tenté alors d’expliquer que non, Haïti n’était pas un pays maudit, mais un pays puni. Puni par son histoire, celle d’une poignée d’esclaves qui s’étaient soulevés pour se battre au nom de Liberté, égalité, fraternité, et qui, une fois libres, en 1804, Première République noire dans un monde encore dominé par l’esclavage, avaient été soumis à un blocus qui enferma le pays sur lui-même pendant des dizaines d’années. L’histoire d’Haïti est celle d’un pays puni par ses voisins: Les américains qui fermèrent les yeux sur la dictature des Duvalier parce que à quelques dizaines de kilomètres des côtes haïtiennes il y avait la Cuba de Fidel Castro. La République dominicaine dont les dirigeants n’ont eu de cesse que de « blanchir » leur « race ». Il faut rappeler qu’en octobre 1937, le dictateur Trujillo lança l’opération « perejil », persil , qui massacra 20 à 30 000 haïtiens, qui travaillaient comme ouvriers agricoles dans les campagnes. Un massacre qui ne s’arrêta que devant les protestations du Président américain Roosevelt. Il faut rappeler qu’aujourd’hui Saint-Domingue tire profit de la pauvreté des haïtiens dont plusieurs centaines de milliers travaillent comme des quasi esclaves dans les champs de canne ou dans les hôtels de l’ile.
Non Haïti n’est pas un pays maudit. La région qui vient d’être la plus touchée par Matthew était une des plus préservées, une des plus belles et l’on pense à ces villages et villes de cette langue de montagnes couvertes d’une végétation luxuriante, de mornes, et d’anses qui s’allongent vers l’Ouest jusqu’à toucher Cuba, presque.
A-t-on des nouvelles des Abricots, de sa baie si belle et où l’on avait l’impression qu’un développement était possible, qu’il n’y avait pas de fatalité à la misère, quand il y avait des hommes honnêtes et de bonne volonté, comme son maire l’écrivain Jean-Claude Fignolé ? A-t-on des nouvelles de Trou Bonbon, Dame-Marie, Moron, Chambellan, tous ces villages qui évoquaient plus des odeurs de goyave, de cacao, de café, de canne, des récoltes de miel, et non celles de la mort et de la désolation.
Non Haïti n’est pas un pays maudit, c’est un pays oublié, ignoré, dont on ne parle que tous les dix ans, à chaque catastrophe. Le reste du temps, les haïtiens n’embêtent personne, ils ne détournent pas d’avions, ne posent pas de bombe. Sans Etat ou presque – le pays est sans Président depuis des mois et devait voter le 9 octobre dernier –  Haïti est un pays ouvert à tous les vents, toutes les mafias, tous les trafics, depuis celles de la drogue, des armes, de toutes les aides aussi : Haïti est devenue un laboratoire pour toutes sortes d’organisations humanitaires qui ont mis le pays sous coupe réglée et dont les 4×4 sont encore plus nombreux que ceux de la bourgeoisie haïtienne dans les rues de Port-au-Prince.
Finalement depuis le 7 février 1986, depuis la fuite de Jean-Claude Duvalier, fils du sinistre Papa Doc, qui avait instauré une dictature obscurantiste pendant près de 30 ans, Haïti n’a connu que quelques heures de bonheur et de liberté. Ce matin du 7 février, quand la nouvelle se répandit avec le lever du soleil, de l’aéroport jusqu’aux faubourgs, Pétionville, Croix-des-Bouquets, Fermat, Kenscoff, des foules joyeuses se mirent à converger vers le centre ville, le Champ-de-Mars, portant des palmes et chantant des hymnes à la liberté. Dans la belle lumière du petit matin, ce furent des moments de grâce ; Qui se terminèrent très vite en bain de sang. Quelques mois plus tard, des hommes de mains payés par tous ceux qui n’avaient pas intérêt à ce que le pays se remette debout, et ils sont nombreux, massacrèrent à coups de machettes des centaines d’haïtiens qui s’étaient pressés dans les bureaux de vote pour les premières élections libres du pays.
Dans quelques jours, notre indifférence retombera sur Haïti. Et pour garder l’espoir que le pire n’est jamais certain, nous nous mettrons à réécouter la chanteuse Toto Bissainthe : Ayiti sé Manman Libété si’l tonbé l’al lévé. Haïti est la mère de la Liberté. Si elle tombe, elle se relèvera.
Nous vivons une e-poque formidable.

Haïti, la face noire de Napoléon

En 2005, Bordeaux rappelait le souvenir de Toussaint Louverture
Article publié dans Le Monde en 2003:
Il y a deux cents ans, Napoléon Bonaparte volait de victoire en victoire. Il jetait les bases de la France moderne et allait connaître les gloires que l’on connaît avant la chute que l’on sait.

Il y a deux cents ans, en Haïti, à 7 000 kilomètres de Paris, Toussaint Louverture, un Noir, né esclave, cocher de son état, était traîtreusement arrêté par le général Leclerc, le propre beau-frère de Napoléon (il avait épousé la très belle Pauline Bonaparte) et envoyé au fort de Joux, dans le Haut-Jura, une des régions les plus froides de France, où il mourut deux ans plus tard.
Cinq ans auparavant, Toussaint Louverture avait pourtant été nommé par la République général en chef des armées françaises de Saint-Domingue (le nom colonial d’Haïti). A la tête de son peuple d’esclaves misérables, il avait réussi à défendre la souveraineté française sur cette île, à l’époque la plus riche colonie du monde, coupée de la métropole par le blocus de la flotte anglaise et attaquée par les armées espagnoles.
Les esclaves haïtiens et leur chef s’étaient identifiés à cette République française qui venait d’oser proclamer, la première, que tous les hommes étaient égaux, quelle que soit leur couleur, et qui, la première, venait d’abolir l’esclavage.
Alors quel fut donc le crime de Toussaint Louverture, le crime des esclaves haïtiens ? S’être opposés au rétablissement de l’esclavage décidé par Bonaparte, avoir cru en nos propres idéaux, ceux de liberté, d’égalité, de justice. Et c’est pour rétablir l’esclavage qu’il y a deux cents ans Napoléon avait envoyé en Haïti 20 000 soldats français et fait arrêter Toussaint Louverture.
Privés de leur chef, les esclaves haïtiens réussirent quand même à vaincre les troupes françaises ; le général Leclerc mourut de la fièvre jaune et, le 1er janvier 1804, Haïti devenait la première République noire.
Mais cet échec trop oublié de Napoléon Bonaparte en annonçait d’autres plus graves qui con- duisirent au naufrage de l’empire : les Français venaient ainsi de trahir les idéaux révolutionnaires. Ils perdaient leur crédibilité aux yeux des peuples opprimés, leurs armées n’étaient plus celles de libérateurs venus renverser les despotes, mais les instruments d’une volonté de puissance et de domination.
Et pourtant, nous Français, nous pourrions être fiers de cette Révolution haïtienne d’il y a deux siècles. Car cette révolution était comme l’écho nègre et américain de la nôtre. Devenue “première République noire”, Haïti était un aussi grand scandale pour l’ordre mondial de l’époque que la France révolutionnaire. Entourée de pays hostiles où l’esclavage des Noirs par les Blancs régnait encore en maître (aboli seulement en 1896 à Cuba, l’île voisine, par exemple), Haïti n’eut de cesse de gagner sa reconnaissance par le monde “civilisé”.
Simon Bolivar n’aurait sans doute pas réussi à libérer l’Amérique latine de la domination espagnole s’il n’avait trouvé refuge et aide militaire dans la toute jeune République haïtienne. Comme récompense, Haïti fut le seul Etat à ne pas être invité au premier Congrès des Etats indépendants d’Amérique organisé par Bolivar en 1826 à Panama. Haïti alla même jusqu’à acheter sa reconnaissance diplomatique par la France en acceptant le versement d’une indemnité colossale pendant un siècle, dont elle s’acquitta dignement jusqu’au dernier sou.
Aujourd’hui, ce pays exceptionnel parce qu’il a contribué au progrès de la conscience universelle, ce peuple courageux, qui n’a jamais pris personne en otage, posé aucune bombe, ni détourné aucun avion, qui n’a jamais menacé quiconque, Haïti crève la gueule ouverte et dans la plus grande indifférence.
Les mots sont impuissants à décrire tous les maux qui écrasent ces 8 (9 ? 10 ?) millions d’Haïtiens entassés sur un bout d’île grand comme à peine trois fois la Corse, peuplée elle de 260 000 habitants. Un des pays les plus pauvres du monde, soumis à l’arbitraire et à la violence, sans Etat, sans infrastructures, dominé par les mafias en tout genre. Qui s’en soucie ? Haïti n’a ni pétrole, ni richesses particulières, ni intérêt stratégique. Haïti est sans espoir.
Et pourtant ce n’est pas sans importance. C’est même très important de ne pas oublier ce que représente ce pays dans un monde qui se cherche de nouveaux idéaux, de nouveaux équilibres. C’est très important de prouver aux peuples non européens que les principes de liberté, d’égalité et de justice ne sont pas que des vains mots, qu’ils ne sont pas seulement des idées “occidentales” au seul usage des Occidentaux.
Deux siècles après le premier échec militaire, politique et moral de Bonaparte, il ne faut pas oublier Haïti. La France, si elle voulait être vraiment fidèle à elle-même, devrait se souvenir de ce pays de rien du tout qui lui est lié et envers lequel elle a au moins une immense dette morale.
Nous devrions redonner du sens à cette chanson haïtienne : “Ayiti sé manman libèté. Si l tombé la lévé” ( “Haïti est la mère de la liberté. Elle peut tomber, elle se relèvera !” ).

Publié dans LE MONDE | 26.12.2003


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