BLOGODO

Le blog de Pierre M. Thivolet, journaliste

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Booba-Kaaris: Faut-il être macho et homophobe pour être rappeur?

C’est un genre qu’ils se donnent: Sans doute pour faire du « buzz », les rappeurs se « clashent » sur internet. Oh! Rien de très nouveau: On est dans le registre : J’en ai un plus grosse que toi. Je pisse plus loin que toi ! Viens-là si t’es un homme. T’as pas les couilles de le faire, etc.… et les « followers » de tous ces rappeurs de compter les points (les poings ?).
Un des ressorts de la création dans le rap est la  « battle », la bataille entre deux chanteurs, deux bandes qui s’affrontent par leurs textes, où les coups de poings sont remplacés par des coups de rimes plus ou moins inspirées. Ca donne parfois, n’en déplaise à l’inculte Eric Zemmour,des créations incroyables, des jeux avec les textes d’une grande richesse. Les maîtres en ce domaine, les rappeurs américains, ont parfois des phrases d’une telle complexité qu’il ne suffit pas de (bien) parler l’anglais pour comprendre toutes les allusions et les références. Comme Kaynee West par exemple, qui même s’il a un peu pété les plombs aujourd’hui, est un créateur inspiré et cultivé. Comme lorsqu’il chante » I see blood on the leaves », « je vois du sang couler sur les feuilles des arbres », il fait référence au Ku Klux Klan qui pendait des noirs sur des arbres à l’entrée des villages et à la chanson de Nina Simone, en 1965 : « De bien étranges fruits ». Ou lorsqu’il parle de sa mère qui lavait des vêtements qu’elle ne pouvait porter car ils étaient pour les blancs. Ou encore lorsqu’il rappelle «  My momma was raised in a era when, clean water was only served to the fairer skin », qu’elle n’avait pas le droit de boire de l’eau pure, qui, jusque dans les années 1960, dans certains Etats du Sud,  était réservée aux blancs[1].
Mais beaucoup d’autres textes sont plus « bourrins », genre : » J’en ai une grosse » et quand aux femmes, c’est toujours : «Je sors avec ma pute », etc…
Le problème n’est pas la grossièreté. Après tout, « Fernande » de Brassens, le « Zizi » de Perret, etc.… appellent un chat un chat. On peu citer encore Arthur Rimbaud, et son fameux « Sonnet du trou du cul » : « Obscur et froncé comme un œillet violet. Il respire, humblement tapi parmi la mousse. Humide encor d’amour qui suit la fuite douce »
Le problème est lorsqu’il ne reste que cela. « Se tenir en permanence les couilles en chantant « wesh, wesh », en multipliant les insultes, parfois les appels au meurtre, comme donc, depuis quelques jours entre les 2 rappeurs : « Je boirais ton sang » dit Kaaris à son ancien pote Booba, et il continue, très subtil : «  Continue à ouvrir ton cul, espèce de salope! Il va être tellement large, tu vas voir ce que je vais rentrer dedans! Ton clavier, ton ordi, tes jouets pour enfants, ta poussette, tout! Je vais te briser en deux, putain«. Pourquoi cette obsession de la sodomie ? Pourquoi les filles sont toutes des putes ?
Au lieu de s’inquiéter du formatage garçons en bleu – filles en rose, à l’école, nos dirigeants feraient mieux de s’attaquer au machisme et aux préjugés, là où ils sont : Car ces clashs ont plus d’influence sur les « djeuns » que n’importe quelle déclaration de Najat Vallaud-Belkacem.
Le combat, il est dans les locaux poubelles, là où en 2012, Sohane fût brûlée vive, à Vitry-sur-Seine, parce qu’elle était quoi ?  Une « bitch », une pute ? , Non une jeune fille de notre temps. Les clashs entre Booba, Kaaris and co sont donc  loin d’être anecdotiques.
Nous vivons une e-poque formidable.
Heureusement, il y en a qui ont de l’humour, comme Waly Dia dans cette parodie



[1] « Black Skinhead » et « New slaves »

BLOGODO : Les mauvais procès faits à Christiane Taubira.

BLOGODO : Les mauvais procès faits à Christiane Taubira.:Le dernier procès fait à Christiane
Taubira ? Elle n’aurait pas dû twitter son indignation dans l’affaire du
jeune noir tué par un policier à Ferguson aux Etats-Unis..Christian Estrosi,
tout en finesse, de réclamer sa démission: « 
J’ai honte pour
mon pays d’avoir un garde des Sceaux comme Mme Taubira 
». Mais est-il nécessaire d’être noir(e) pour être choqué par ces longues
listes de jeunes noirs abattus par la police aux Etats-Unis ? Quel dommage
que tous ceux qui mordent dès qu’elle parle, n’utilisent leur salive pour faire
le bilan de la politique gouvernementale en matière de justice. Et là, il y
aurait matière à de vrais procès à Christiane Taubira.
Mais pas sûr qu’alors, Christiane Taubira soit encore ministre. Non
qu’on la démissionne. Elle est la caution de gauche. Mais parce que pour elle,
2015 sera la dernière chance de pouvoir être élue Présidente de la Guyane

Les mauvais procès faits à Christiane Taubira.

Christiane Taubira avec son “katouri”
Le dernier procès fait à Christiane Taubira ? Elle n’aurait pas dû twitter son indignation dans l’affaire du jeune noir tué par un policier à Ferguson aux Etats-Unis. Et Christian Estrosi, tout en finesse, de réclamer sa démission: « J’ai honte pour mon pays d’avoir un garde des Sceaux comme Mme Taubira ».
Peut-être qu’il n’est pas trop diplomatique de commenter une décision de justice d’une démocratie amie. Quoique… Ne s’agit-il pas surtout d’une décision d’injustice ?
Et puis, tout ce qui se passe aux Etats-Unis nous concerne. Parce que leur société nous influence tous, parce que les débats qui les agitent, ont des échos et des répercutions chez nous aussi. On peut le regretter, mais à travers le cinéma, la musique, les séries, les «news», nous sommes souvent mieux informés sur ce qui se passe aux Etats-Unis que chez nous. En matière de justice par exemple, nous sommes beaucoup à croire que dans nos tribunaux, c’est comme au « States », avec « Objection, votre Honneur », ou alors : « Vous avez le droit de garder le silence, etc… ». Alors qu’en fait, ce sont des procédures totalement américaines! Il aurait été choquant de ne pas être choqué et notre Garde des Sceaux a dit tout haut ce que nous devrions tous penser: Ces enfants, noirs, descendus par des policiers , blancs ; La peine de mort , maintenue, qui met les Etats-Unis au même plan que l’Arabie Saoudite ou la Chine ; la libre circulation des armes ; la non fermeture de Guantanamo: Ce sont des tâches sur la plus grande démocratie du monde, et parce que nous partageons les mêmes valeurs démocratiques, cela nous concerne.
Et puis, est-il nécessaire d’être noir(e) pour être choqué par ces longues listes de jeunes noirs abattus par la police aux Etats-Unis ? J’espère bien que non. De même qu’il n’est pas nécessaire d’être une femme pour se rendre compte de ce qu’ont signifié pilule et IVG, et de ce qu’il reste à faire en matière de violences contre les femmes.
Au lieu de faire de Christiane Taubira sa tête de Turc, l’opposition pourrait habilement faire remarquer que – et c’est terrible à dire au pays d’Obama – il vaut peut-être mieux être un jeune noir en France qu’aux Etats-Unis.
Alors pourquoi chercher systématiquement des poux à Christiane Taubira ?
Bien sûr, on lui fait payer la loi sur le mariage pour tous. Sauf qu’au départ, ce n’était ni son idée, ni sa loi, et que cela a surtout servi un gouvernement impuissant dans les autres domaines à montrer qu’il avait fait quelque chose ; Un marqueur de gauche, comme on dit.
Toutes ces attaques révèlent également des arrière-pensées, qui ne sont pas politiques, mais machistes et racistes. Jamais un  André Vallini ou une Elisabeth Guigou n’auraient fait l’objet de telles attaques.
Christiane Taubira gêne parce qu’elle est plus intelligente, plus cultivée, plus brillante que beaucoup de ses opposants. Oui, elle peut citer de tête du René Char, du Mallarmé ou du Claude Mc Kay ou bien encore Schumpeter ou Ricardo :  Pas sûr que ses critiques en aient lu une ligne ! Ah ! si Taubira s’était contentée d’être une doudou genre «Compagnie créole» ou une ministre anecdotique, comme l’ont été avant elle, la plupart des ministres ultra-marins, cela aurait été rassurant.
Et pour en revenir à la politique, quel dommage que tous ceux qui mordent dès qu’elle parle, n’utilisent leur salive pour faire le bilan de la politique gouvernementale en matière de Justice. Et là, il y aurait matière à de vrais procès à Christiane Taubira. 
Où sont donc passées les réformes indispensables, la détention provisoire, la réforme de l’instruction … Et les prisons ? La France est régulièrement dénoncée par les organisations de défense des droits de l’Homme pour une situation inhumaine, une surpopulation sans précédent. Or, pourquoi avoir rayé d’un trait de plume, idéologique, les constructions prévues par la droite. Dans les pays nordiques, c’est en faisant appel aux entreprises privées que la Suède, par exemple, a pu reconstruire 80 % de ses prisons, aujourd’hui plus petites, plus modernes, plus humaines. Attendons-nous à des explosions majeures dans nos prisons, et dans nos prétoires. 
Mais pas sûr qu’alors, Christiane Taubira soit encore ministre. Non qu’on la démissionne. Elle est la caution de gauche. Mais parce que pour elle, 2015 sera la dernière chance de pouvoir être élue Présidente de la Guyane, à la tête de la toute nouvelle région. Ce qui ne sera pas évident, contrairement à ce que l’on peut croire, vu de Paris : Là encore, au lieu de lui faire de mauvaises querelles, ce serait intéressant de comprendre pourquoi, même si les guyanais adorent « Christiane », sa victoire est loin d’être acquise… Nul n’est prophète en son pays.

Nous vivons une e-poque formidable.

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé 7/7 : Le jour d’après : Un printemps allemand …


Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne
Le jeudi 9 novembre 1989, le mur n’est donc pas tombé à Berlin. Et dans les rétros que diffusent les télés ou que publient les journaux, l’on mélange allègrement les images: Le démontage du mur, une grue qui enlève une dalle en béton, des militaires est-allemands qui ouvrent de nouvelles brèches: Tout cela n’a commencé que plusieurs jours voire plusieurs semaines après.
Si ce soir-là, le béton du mur n’est pas tombé, c’est son symbole, celui de la division de l’Europe, de la guerre froide, qui s’est écroulé. Ce qui reste impressionnant, ce sont ces milliers de personnes connues ou inconnues, et pas seulement des allemands, loin de là, qui ont eu le « réflexe Rostropovitch ». Comme le célèbre violoncelliste, tout lâcher, et prendre le premier avion, le premier train, la première voiture pour foncer vers Berlin.
Certains en ont un peu trop fait, en prétendant avoir été là, le soir où… Ce qui était matériellement impossible: Même le Chancelier Kohl, en voyage officielle en Pologne, n’est arrivé que le lendemain.
C’était d’ailleurs assez amusant de découvrir les personnalités qui se trouvaient de l’autre côté du mur quand les soldats (est-allemands) en enlevaient un morceau. Comme ce jour, où c’est la tête de Jacques Lang qui est apparue derrière un pan de béton.
Il régnait une ambiance très particulière, très euphorisante, comme si vraiment on entrait dans une nouvelle époque. Pour les premières élections générales de l’Allemagne unifiée, j’ai eu la chance d’accompagner le Chancelier Kohl, pour une journée de campagne à l’Est. Pas de caméra, nous n’étions que 2 journalistes. Rendez-vous tôt le matin, dans les jardins de la chancellerie à Bonn. Hélicoptère jusqu’à l’aéroport de Bonn-Cologne. Puis avion de la Luftwaffe jusqu’à Rostock. Dans l’avion, nos consommations étaient notées par un des assistants d’Helmut Kohl. Il était en campagne électorale, donc tous les frais, y compris les nôtres, étaient remboursés par le parti à l’Etat allemand ! Le chancelier se tourne à un moment vers nous : « On vous a expliqué ? Vous restez dans mon sillage, à pas plus d’un ou 2 mètres. » . Et un des conseillers de compléter : « sinon, vous ne pourrez suivre et vous rentrerez à Bonn par vos propres moyens. C’est déjà arrivé à plusieurs ministres ». Quand le chancelier descendit de l’avion et jusqu’au soir, ce ne fût que des foules immenses, des cohues que ce colosse traversait comme un roc dans la tempête, une ambiance de rock star. Dans le vol retour, le chancelier se lâche enfin. Il occupe deux places, bascule son siège vers l’arrière, troque son veston contre un petit gilet et se met en chaussons. On lui apporte un sandwich saucisse, et une bière. Dans un éclat de rire, il nous dit : «  Ce n’est pas le meilleur moment ? Une saucisse et une bonne bière !» Incroyable destin pour ce chancelier, arrivé au pouvoir à la faveur non pas d’une élection, mais d’un renversement d’alliances au Bundestag, et qui pendant longtemps avaient été la cible de nombreuses plaisanteries, sur son nom (Kohl = choux) sur son physique (La poire, en raison de la forme de sa tête).
pendant ces deux années, tout semblait possible: Nous pouvions nous rendre partout, et partout les gens étaient heureux de nous voir, de parler, pour la première fois depuis 45 ans à des « gens de l’Ouest ». Un vent de liberté qui a soufflé sur tout l’Europe de l’Est et pour nous journalistes, il y avait chaque fois un côté « première fois »: Traverser la Pologne jusque dans l’enclave russe de Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, la capitale d’origine de la Prusse, dont il ne reste plus rien, totalement rasée et vidée de  sa population allemande en 1945. Seul subsiste un pan de mur de l’ancienne cathédrale devant lequel est installée la tombe du philosophe Emmanuel Kant. Et puis la Tchécoslovaquie, la révolution de velours, les rencontres avec Vaclav Havel devenu Président, et qui nous mettait en garde conte ce qu’il sentait venir un peu plus au sud: Le nationalisme, le racisme, la xénophobie, et voilà que la Yougoslavie éclate et s’enfonce dans une guerre civile d’une cruauté inimaginable. Au cœur de l’Europe, le retour de la barbarie…
La question de l’unité allemande a été réglée en quelques semaines. Mais là encore c’est la population qui a bousculé les politiques.
Le 19 décembre 1989, le chancelier Kohl effectue sa première visite à Dresde. Nous étions à ses côtés. Au milieu des ruines de l’Eglise Notre-Dame, nous l’avons vu changé, surpris et bouleversé par la foule qui agitait des drapeaux ouest-allemands, par ces cris qui de « Wir sind das Volk »« Nous sommes le peuple» étaient  devenus « Nous sommes un peuple », et puis bien sûr : « Nous voulons le deutschmark ». Helmut Kohl était resté prudent jusque là sur les étapes d’une réunification qu’il n’avait ni provoquée ni organisée, à Dresde, il a été convaincu. Il lui restait à convaincre les allemands de l’Ouest. Ce qui n’était pas si simple: Car remettre à niveau la situation de 15 millions d’allemands de l’est allait coûter très cher : 2000 milliards d’euros, soit 4 à 5% du PIB annuel allemand pendant vingt ans. Encore aujourd’hui, les critiques que l’on entend sur l’égoïsme des allemands, en exaspèrent beaucoup qui se sont serrés la ceinture depuis 25 ans, comme jamais nous ne l’avons fait en France. 
Les allemands ne parlent d’ailleurs pas de « réunification » mais « d’unité allemande ». Berlin comme capitale n’a pas été une décision unanime. Seulement 18 voix de majorité  sur 658 députés lors du vote de 1991. Les bavarois refusaient Berlin capitale. Cela allait coûter trop cher. Et puis Berlin leur paraissait être la ville de tous les vices, la seule ville d’Allemagne où il n’y a pas de «Polizeisperrstunde», d’« heure de fermeture de la police », c’est-à-dire qu’on peut y faire la fête toute la nuit, un scandale pour les très conservateurs bavarois pour lesquels il faut aller se coucher tôt pour se réveiller tôt pour aller travailler !
Bonn symbolisait également la nouvelle Allemagne, démocratique, simple, modeste, sans décorum. Après la folies des grandeurs de l’empire allemand, puis des nazis, beaucoup craignaient le syndrome Paris ou Londres: Tout dans une énorme capitale métropole, écrasant le reste du pays. Alors que la force de l’Allemagne moderne réside dans sa décentralisation.
Lorsque nous avons pris la décision dés janvier 1990 de transférer le bureau de TF1 de Bonn à Berlin, nous avons été confrontés au scepticisme, voire même à l’ironie d’un certain nombre de spécialistes de l’Allemagne, en poste à l’Ambassade de France. Jamais la capitale ne quitterait BonnNous nous emballions, etc… Il faut dire que leurs interlocuteurs allemands n’y croyaient pas non plus : Joachim Bitterlich, un des conseillers d’Helmut Kohl, originaire de Sarre, ancien élève de l’ENA, faisait partie de ces sceptiques. Je me souviens lui avoir fait faire un tour de Berlin, un soir de 1990, Philharmonie, Café Einstein, Prenzlauer Berg, après lequel il a avoué : « C’est vrai qu’elle a tout d’une capitale ».
25 ans plus tard, je ne retourne pas à Berlin sans un pincement au cœur. Et toujours me revient cette chanson de Marlene Dietrich, que les berlinois aiment citer : « Ich hab noch einen Koffer in Berlin / deswegen muß ich da nächstens wieder hin ». « J’ai toujours une valise à Berlin, c’est pour cela que je dois y retourner dés que je peux »…

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé 6/7 : Comment un couac de communication a fait l’Histoire.

Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne
Jusque là tout allait bien. En tout cas presque bien pour le régime communiste de Berlin-Est. Bien sûr, les dernières semaines avaient été compliquées: Des dizaines de milliers de « citoyens » avaient fui la D.D.R  – D. D. R : R.D.A , République Démocratique Allemande: Les  officiels du gouvernement communiste avaient une manière bien particulière de prononcer ce nom. D’ailleurs, un peu comme l’allemand des nazis, le régime communiste avait créé une sorte de novalangue, où des expressions convenues étaient répétées jusqu’a être vidées de sens : La Patrie socialiste, L’Etat des ouvriers et des paysans, le mur de protection antifasciste, la police populaire, l’armée du Peuple… Plus personne n’y croyait vraiment, mais tout le monde faisait semblant. Et puis il y avait un carré d’irréductibles. Autour d’Erich Honecker, une vieille garde  composée le plus souvent d’anciens combattants antinazis exilés à Moscou, autour de laquelle avaient grandi des fonctionnaires ayant fait toute leur carrière dans le Parti.
Cruel dilemme pour les communistes est-allemands. D’un côté, ils ne pouvaient imaginer une vie sans Moscou, et de l’autre, Moscou, c’était Gorbatchev, et Gorbatchev s’était prononcé pour la transparence et  l’ouverture. Ouverture à Berlin-Est ? Késako ? Comme Gorbatchev avait publiquement désavoué Honecker, on s’était débarrassé d’Honecker. Sans avoir le scénario de l’après. Un peu par défaut, il avait été  remplacé par Egon Krenz, dont le seul titre de gloire était d’avoir été dirigeant des »Pionniers » et des  Jeunesses socialistes. Personne ne sachant exactement ce qu’il fallait faire ou pas, le comité central était donc en réunion permanente. Et la presse étrangère avait pu obtenir des visas afin de couvrir cette actualité officielle.
Ce matin-là, donc, un jeudi, il n’y avait rien de particulier. Le pays n’était pas plus en crise qu’un mois auparavant. On nous avait annoncé une conférence de presse en fin d’après-midi, à l’IPZ, le centre de Presse internationale. Nous y sommes tous allés, nous n’étions pas très nombreux, en somnolant d’avance. Le nouveau porte-parole du Comité central avait beau avoir été rédacteur en chef de « Neues Deutschland », le journal du Parti, le qualifier de journaliste serait très exagéré. Et d’ailleurs c’est parce qu’il a fait une grosse boulette que ce soir-là, il a involontairement fait l’Histoire.
Günther Schabovsky nous lit donc des communiqués officiels, et sans intérêt.  Nous étions tous sur le point de nous en aller. Quand – et là, l’histoire est maintenant bien connue – un confrère italien lui posa la fameuse question : «  Et qu’en est-il du projet d’autoriser les citoyens est-allemands à voyager librement ? ». Schabovsky bafouille une réponse hésitante : « Autorisation » «  libre circulation »  « peut-être ce soir » « minuit ? »
Je me souviens d’une petite bousculade autour de lui, alors qu’il se dirigeait déjà vers la sortie. Je me souviens de notre perplexité : « Qu’a-t-il voulu dire? ».  Nous nous sommes appelés entre collègues : Philippe Rochot de France 2, Luc de Barochez à l’époque pour l’AFP, Henri de Bresson, du Monde ;  Je crois bien que c’est tout, en ce qui concerne les confrères français. Je n’avais jamais revu, relu ou réécouté ce que nous avons tous dit dans les JT de 20 h, ce soir là, sur nos différents médias. Ce qui est frappant, c’est que nous, sur place, avons tous raconté la même chose. Nous avons été factuels, donnant la nouvelle, mais sans annoncer la chute du mur. Alors que nos rédactions à Paris annonçaient déjà que c’était chose faite. Heureusement que les choses n’ont pas mal tournées.
Or, elles auraient pu se transformer en bain de sang.
A 20 heures, il ne se passait absolument rien à Berlin-Est. A l’Ouest, les chaînes allemandes, s’installaient pour des « directs » depuis les différents points de passage du mur, parce qu’elles pensaient qu’elles pourraient filmer les premiers passages autorisés, sans doute vers minuit.
Les rues de Berlin-Est étaient donc désertes. J’ai quand même averti l’équipe de tournage – il paraît que j’ai laissé un mot pour tous : « tenez-vous prêts ».  Nous sommes allés faire un tour devant le premier point de passage au nord de la Porte de Brandebourg, à « Invalidenstrasse ». L’Ouest n’était qu’à une centaine de mètres derrière le no man’s land et le double mur. On ne le voyait pas. Mais on aperçevait des lumières, celles de spots des télévisions de l’Ouest. Les garde-frontières étaient nerveux et téléphonaient dans leurs guérites. Il n’y avait pas grand monde dans la rue devant le poste-frontière. Ceux qui étaient là, avaient pris leurs passeports. Au cas-où.
Et puis les gens ont commencé à arriver. C’était après les journaux du soir de la télévision ouest-allemande, interdite à l’Est, mais regardée par tous. 21h45 : Heute Journal sur ZDF; Puis 22h30 Tagesthemen sur ARD : « Si l’Ouest le dit, c’est que c’est vrai, on y va ».
En quelques minutes, les dizaines de personnes se sont transformées en raz-de-marée. Les gardes submergés ont ouvert les barrières. Au début, ils ont bien tenté de contrôler. Ainsi, parce que le passage d’»Invaliden Strasse », était réservé aux allemands de l’Est, ils nous ont renvoyés vers « Check-point Charlie » réservé aux occidentaux. En passant devant la Porte de Brandebourg, on voyait déjà des manifestants, qui étaient montés sur le mur. Mais à partir de l’Ouest, car à l’Est, l’armée avait pris position, et la peur était encore trop grande. Dix minutes plus tard lorsque nous sommes arrivés à check-point Charlie, c’était comme un RER aux heures de pointe.
Et puis:
Plus aucun contrôle, les barrières sont levées, les soldats se retirent, c’est comme une digue qui lâche.
Les cloches de Berlin-Ouest se sont mises à carillonner. Tous les bars et les magasins ont rouvert à l’Ouest. Tout le monde s’embrassait, on offrait des roses aux garde-frontières. Mais à aucun moment, le mur n’a été détruit ou démonté ce soir-là. Attaqué à coups de pioche, côté Ouest, oui, mais c’était symbolique. Côté Est, il s’agissait d’ailleurs surtout d’aller faire une virée à l’Ouest, de « test the west », et de retourner chez soi, avant que les enfants ne se réveillent, en leur apportant peut-être quelques bananes…
Tout était joué ? Non ! 
Il a aussi fallu qu’à distance, Gorbatchev fasse savoir que les troupes sociétiques ne bougeraient pas, et qu’il n’était pas question de réprimer ce mouvement par la force. Car ce que l’on sait aujourd’hui et ce que le dernier chef de gouvernement communiste Hans Modrow m’a expliqué plus tard en interview : Ce soir-là, à Berlin-Est, il y avait des durs qui voulaient tirer dans le tas. Le bataillon d’élite « Friedrich Engel» avait été mobilisé, les soldats armés étaient montés dans des camions dont le moteur était allumé prêt à démarrer.  Il s’en est donc fallu de peu que le 9 novembre ne se transforme en bain de sang ;
Tous les medias n’ont pas réagi de la même manière. Ainsi, si tous se sont précipités à Berlin, dans la nuit ou au petit matin, tous n’ont pas pris la mesure de l’événement.
Très vite en effet, toutes les communications ont été saturées entre l’Ouest et l’Est. Et impossible de passer à l’Est quand on venait de l’Ouest sans visa. Si à Antenne 2, Christine Ockrent, comprenant les enjeux, avait décidé d’envoyer des moyens de communication, une station satellite pour assurer les transmissions, à TF1, malheureusement, on s’était plus intéressé au casting des « people » et des stars à envoyer sur place qu’à l’intendance. La maquilleuse plutôt que le satellite. Résultat : Pendant près de 3 jours, les seuls sujets que TF1 pouvait diffuser étaient ceux transmis depuis la régie de la télévision est-allemande à Adlershof à 30 Minutes du centre de Berlin. Pour nous y rendre, comme Berlin-Est n’était plus qu’un gigantesque embouteillage, nous avions loué une moto, et nous remontions les avenues à contre-sens sur les trottoirs pour arriver à l’heure à la diffusion. Quand je dis nous, il faudrait préciser que nous avions loué une moto est-allemande et son propriétaire, un jeune instituteur ravi de l’aubaine, qui fonçait dans le froid en zigzagant entre les « Trabant », moi je préférais fermer les yeux ! Une fois sur place, course vers la diffusion, envoi du sujet, échange avec la régie à Paris, et trajet retour, pour continuer à « tourner » non stop pendant une semaine ! Les seuls contacts possibles avec Paris se faisaient à ces moments-là depuis la régie de la télé est-allemande. Jusqu’à ce samedi 11 novembre, où TF1 avait annoncé une émission spéciale « Mur de Berlin » à 13 h15, qui dû être remplacée, faute de liaison satellite, par une émission de secours: un  documentaire sur les « Noces du sultan de Brunei » ! Au même moment, sur Antenne 2 Christine Ockrent préparait ses premiers directs.
Je me souviens de notre échange depuis la télé est-allemande avec les techniciens de la régie à Paris, le soir du « ratage » :
 « Et comment ça va à Paris ? « 
« Ca barde »
« Qu’est-ce qui se passe ? « 
 « Mougeotte vient d’arriver en salle de rédaction, il est fou furieux »
« Ah ! bon, mais qu’est ce qui se passe ? »
« Ouh là, c’est Lelay qui vient d’arriver. Il hurle. Il veut tous les virer  ». J’explique alors aux techniciens de la régie que l’on peut essayer d’organiser des directs avec les moyens techniques de la télévision est-allemande.
« Quitte pas, on appelle Lelay ».
Patrick Lelay arrive au téléphone. Il m’écoute en silence. Puis me dit : « Vous avez carte blanche ».
Je lui précise que ça risque de couter cher, et en dollars ou en deutschemarks.
« Vous avez carte blanche, quelqu’en soit le prix ».
Dans la nuit, nous avons appelé nos contacts à la télévision est-allemande. Des valises ont dû circuler; 24 heures plus tard, je faisais le premier direct depuis le mur, côté est, dans le journal de 13 heures de Jean-Pierre Pernaut.
Le mur de Berlin a signifié aussi cela: L’entrée des medias dans un nouvel âge, celui des « directs ».
Ce n’est qu’après le 9 novembre, que le mur a commencé à être ouvert, démantelé, que le mur est tombé.  Cela a pris plusieurs mois , presque un an, et ce furent de belles journées, de beaux moments, une sorte de Printemps allemand, qui commença en plein novembre, le jour d’après.
 Demain : 7/7 : Les jours d’après

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé 5/7 : Ostalgie

Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne
De ce pays-là, il n’y avait sans doute rien à garder, et d’ailleurs rien n’a été gardé.
25 ans plus tard quand on retourne dans toutes ces provinces de l’ancienne Allemagne de l’Est, on est estomaqué. Le gouvernement de la nouvelle Allemagne n’a pas lésiné, et l’effort financier demandé aux allemands de l’ouest a été kolossal ! Tout a été refait au top niveau: Partout des éoliennes, du solaire, des routes reconstruites avec tout au long, des centaines de kilomètres de pistes cyclables, le câble, le très haut débit, des centres de recherche, des complexes commerciaux, des usines flambant neuves. Partout les aménagements urbains ont été modernisés, les façades repeintes, les monuments restaurés ou reconstruits. En fait les plus belles régions de l’Allemagne sont là-bas et on les redécouvre. Car dans son malheur, l’Allemagne de l’Est a eu la chance d’échapper à la reconstruction sans goût des années 1960 en Allemagne de l’Ouest. 
La Saxe a elle seule vaut le voyage, avec Dresde, l’ancienne capitale, totalement détruite par les bombardements de 1945, mais qui a retrouvé à coups de milliards son skyline de « Florence «  de l’Elbe. Leipzig, depuis le Moyen-Age, une des principales villes de Foire d’Europe, qui a remis en lumière les beautés de ses vieilles rues, de ses galerie marchandes, autour de l’église St Thomas où composait un certain… Jean-Sébastien Bach ! Ou de St Nicolas, à partir de laquelle s’organisaient les fameuses « Montagsdemo », les manifs du Lundi qui à partir du mois de Septembre 1989, se sont mises à ébranler le régime communiste. Avec la complicité de l’attachée de presse de l’Ambassade de France à Berlin-Est, qui faisait passer nos caméras dans sa voiture diplomatique, nous foncions tous les Lundi soirs vers Leipzig, pour revenir avant minuit à Berlin afin de repasser à l’Ouest sans être remarqués. Il en fallait du courage pour tous ces manifestants qui ne pouvaient imaginer que la liberté viendrait si vite.
Tant de merveilles ont retrouvé leur lustre dans l’ancienne RDA: La Thuringe, avec Erfurt, Fulda, Eisenach, la forteresse de la Wartburg, où Martin Luther traduisit la Bible en allemand, et bien sûr Weimar. Weimar qui a de nouveau son charme de capitale du romantisme allemand et où l’on a plaisir à mettre ses pas dans ceux de Cranach, Goethe, Schiller, Liszt, Wagner ou Nietzche. Jusque dans les belles forêts de hêtres qui entourent la ville, mais là, c’est un autre souvenir qu’on ne peut pas ne pas voir : Buchenwald, où les arbres ont laissé la place à l’un des plus grands camps de concentration. Une plaie que l’on voit dés que l’on lève les yeux n’importe où au centre ville: Une sinistre réponse à tous ceux qui prétendent : “On ne savait pas…
Et puis il y a encore l’arrière-pays de Berlin, le Brandebourg, avec Postdam, le Versailles prussien, et le célèbre « Sans-Souci » où Frédéric II recevait Voltaire. Et puis encore entre Berlin et la mer Baltique, ces paysages merveilleux, qui font penser au « Roi des Aulnes », le roman de Michel Tournier, avec ces petits villages serrés autour de leurs églises en brique, au bord de lacs innombrables, et puis encore ces dizaines de villes, capitales d’anciens duchés ou ports de la ligue hanséatique, Schwerin, et son château, une sorte de Chambord mais sur une île,  Wismar, Stralsund, Güstrow, Greifswald. Et puis la mer Baltique qui prend parfois des couleurs vert ou bleu mers du sud…avec des îles, comme Rügen, et ses falaises de craie blanche, immortalisées par les peintures de Caspar David Friedrich, le grand peintre romantique allemand. Près de Rostock, Heiligendamm, la plus ancienne station balnéaire d’Europe, construite à la fin du XVIII ème siècle et réservée aux princes d’Allemagne et d’Europe. Des palais tout blancs, de style néo-classique face à la mer.
Nous y étions allés début 1989. L’ensemble avait été transformé en village de vacances pour syndicats et membres du parti. Tout tombait en ruine. J’y suis retourné en 2007, pour le sommet du G8, qui y était organisé (*) : « die weiße Stadt am meer », la « ville blanche, le long de la mer » avait retrouvé sa blancheur passée. L’ensemble est devenu un des fleurons d’un des plus grands groupes hôteliers allemands ; ouest-allemand, soulignent les gens du coin.  Bien souvent même si personne ne regrette vraiment l’ancienne RDA, quand on discute avec le vendeur de saucisses du petit « Imbiss » installé sur la plage, avec le réceptionniste de l’hôtel qui avait appris le russe – obligatoire- et non l’anglais, avec la marchande de souvenirs sur le port de Rostock, avec ces frères et sœurs qui se sont lancés dans un petit élevage de truites et de carpes dans un des innombrables étangs de la région, avec ce groupes de jeunes bikers faisant une pause dans le petit port de Rerik, on entend partout la même petite musique, un peu amère, un peu nostalgique: L’argent est venu de l’Ouest, avec les allemands de l’Ouest. Bataille du pot de terre est-allemand contre le pot de fer ouest-allemand. Certains ont même dû quitter leurs maisons ou leurs fermes, les anciens propriétaires faisant valoir leurs droits sur des biens perdus depuis 70 ans. Les emplois sont, toujours, encore plus nombreux à l’Ouest et 2 millions d’Est-allemands ont dû « émigrer ». En 40 ans, s’était développée une sorte de « culture est-allemande », faite de simplicité, du plaisir d’une journée en famille ou entre amis à faire des grillades dans un petit chalet au bord d’un lac où l’on se baignait à poil. « Datcha » et « Trabant » la voiture  pour y aller : Le rêve de tout berlinois de l’Est. Et puis tout le monde travaillait, toutes les femmes travaillaient. Les parents profitaient du réseau de crèches, qui même si elles étaient mal équipées, avaient le mérite d’exister. Jusqu’en 1989, le taux de natalité en Allemagne de l’Est était bien supérieur à celui de l’Ouest. En 1991, à Berlin, lorsque nous avons cherché des baby-sitters puisque à l’Ouest, il n’y avait pas ou peu de crèches ou de jardins d’enfants, les candidates berlinoises de l’Ouest nous faisaient des réflexions du genre : « Mais pourquoi avez-vous des enfants, si c’est pour les faire garder ? ». Et c’est donc Rosie une ancienne fonctionnaire des syndicats est-allemands, qui est venue garder nos enfants. A 55 ans, elle avait bien compris qu’un monde s’était écroulé et qu’il fallait maintenant qu’elle se débrouille toute seule. Et les enfants en Allemagne de l’Est, on avait l’habitude! Comme elle, c’est toute une génération qui s’est brusquement retrouvée sans repère.
Aujourd’hui encore, on sent, non pas la division de l’Allemagne, mais des différences entre les « Ossis » et les « Wessis ». On n’efface pas en 25 ans, 40 ans de communisme.
Et puis l’Allemagne est un pays de régions à l’identité très forte: L’ancienne RDA, c’était la Prusse, la Saxe, la Thuringe, le Mecklembourg. Un bavarois est sans doute culturellement plus proche d’un autrichien que d’un berlinois ou d’un saxon…Evidemment, ce n’est pas en allant passer 3 jours de reportage en Allemagne, sans parler allemand, sans connaître l’Histoire que l’on peut sentir ces nuances.
Cette ignorance de l’Allemagne explique d’ailleurs peut-être les difficultés qu’ont eues les responsables français à comprendre ce qui allait se passer après le 9 novembre 89. Comme François Mitterrand qui, un moment, avait cru possible le maintien de deux Allemagnes.
Cette ignorance explique peut-être aussi les ratages de certains médias français, dont TF1. Il y en avait qui croyaient que Berlin était située à la frontière entre les deux Allemagnes !
Décidément cette journée du 9 novembre a été celle des couacs de communication, car personne n’avait décidé ce jour-là de faire tomber le mur…
Demain : 6/7  Couacs de com’

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé 4/7 : Bananen Republik – La République des bananes

La banane, symbole de la faillite économique de la RDA
Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne
« Warum, warum ist die Banane krumm ? » « Pourquoi la banane est-elle tordue ? ». 
La banane semble être chez les allemands l’objet de tous les fantasmes– allez savoir pourquoi ? – Et cette phrase est connue comme une sorte de comptine par tous les petits enfants. Peut-être parce que malgré tous les mérites du génie allemand, les bananiers n’ont pas encore pris racine sur les bords du Rhin. 
Mais dans l’ancienne RDA, les bananes étaient en plus le symbole du luxe, de l’opulence, le symbole de toutes les pénuries. 
J’ai effectué mon premier reportage en Allemagne de l’Est en 1987. Ce n’était pas une mince affaire à organiser. Il fallait négocier pendant des semaines avec une direction d’un ministère s’occupant de la presse étrangère, s’entendre sur un itinéraire, des lieux à visiter, des personnes à interviewer. Pas question de se pointer comme cela dans une rue et tendre son micro. Et puis l’on vous imposait des hôtels, toujours les plus chers évidemment, des entreprises ou des expositions  que le régime considérait être des vitrines de la réussite économique du pays. Et qu’importe si nous parlions allemand, nous étions obligatoirement accompagnés par une interprète ( je précise bien, une), souvent l’épouse d’un diplomate qui avait été en poste ( conseiller militaire ?) à Alger ou Conakry… Même si la langue de bois était de rigueur,  on apprenait au fil du voyage, que lorsqu’elle avait été en poste à l’étranger avec son mari, leurs enfants devaient rester en Allemagne de l’Est… Et c’était curieux de voir comment, à chaque fois que nous faisions une pause, elle se précipitait pour téléphoner: Compte-rendu obligatoire à ses chefs sur les activités des journalistes étrangers.
Nous en avons fait des Hôtels : Metropole, Kongress ou Palast,  ou des restaurants: Spoutnik ou Gagarine: La classe internationale, le haut de gamme, payables en devises de l’Ouest. En fait tous étaient plus miteux les uns que les autres. Les cartes des restaurants étaient partout les mêmes, avec des spécialités comme le « vol-au-vent », en français dans le texte, et le champagne est-allemand, « Rottkäppchen » » Petit chaperon rouge » qui vous rendait malade pour la soirée. 
Les complexes industriels, les « kombinat », les « VEB »  étaient terrifiants de rouille et de pollution. Le pire sans doute: Les mines de lignite à ciel ouvert, avec leurs énormes excavatrices qui avalaient des régions entières avec forêts, champs et villages, dévastant tout le sud-est du pays, autour de Cottbus, près de la frontière polonaise. Et partout ces successions d’HLM, préfabriquées en mauvais béton, ces énormes tuyaux de chauffage qui longeaient toutes les rues au-dessus des trottoirs. Et à partir du mois d’Octobre, tout le pays était recouvert d’un brouillard jaunâtre, la pollution due au lignite, ce mauvais charbon, dont la RDA était un des premiers producteurs au monde. Même Berlin-Ouest en était couvert, puisque cette pollution était une des rares choses qui pouvait franchir le mur!
Un de nos confrères français avait coutume de dire pour plaisanter : «Comment se remonter le moral après une semaine de reportage en RDA ? Foncer au dernier étage du Kadewe, le grand magasin de Berlin-Ouest ! »  Parce que c’était l’étage alimentation, avec restaurants, bars, épiceries, où l’on pouvait trouver des montagnes de saucisses, des kilos de fromages, des pyramides de fruits… Et des bananes: L’opulence du monde capitaliste !
Le soir du 9 novembre, lorsque les allemands de l’Est purent se rendre à Berlin-Ouest, ils se ruèrent sur les bananes, les ramenant chez eux par caddies entiers. A tel point qu’un peu méchamment, les allemands de l’Ouest appelèrent la République Démocratique Allemande, « Bananen Republik », un mix entre République bananière et République des bananes.
Rétrospectivement, rien d’étonnant donc que la plus forte économie des pays de l’Est n’ait pas résisté, ne serait-ce qu’une année, à l’ouverture du mur en novembre 1989. En quelques mois, toutes ces « VEB » , ces « Entreprises Propriétés du Peuple » se sont volatilisées. L’ancienne RDA s’est très vite vidée de ses forces vives, des plus qualifiés, des plus jeunes,  près de 2 millions qui sont partis travailler à l’Ouest. On n’a qu’une seule vie…
De ce pays-là, il n’y avait sans doute rien à garder, et d’ailleurs rien n’a été gardé… Et pourtant, enfermés derrière leur mur, les allemands de l’est avaient développé une culture qui leur était propre, qui privilégiait la famille, les rapports simples entre amis, puisqu’aucun épanouissement n’était possible dans la sphère publique ou professionnelle. 
Certains regrettent cette RDA-là. On parle d’ « Ost-algie »
Demain : BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé : 5/7 Ostalgie

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé 3/7 : La RDA fête son 40 ème anniversaire: Auferstanden aus Ruinen

Les armoiries de l’Etat communiste découpées dans un drapeau de la RDA
 Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne
Ce devait être un bel anniversaire, ce 7 octobre 1989.
Sur l’avenue « Unter den Linden » qui descend depuis la Porte de Brandebourg, les drapeaux rouges flottaient au vent. Les façades étaient habillées d’immenses affiches de propagandes, de slogans socialistes à la gloire des 40 ans de la République démocratique allemande, l’« Etat des ouvriers et des paysans », selon l’appellation officielle en langue communiste, représenté sur le drapeau par un blason, des gerbes de blé entourant un marteau  et une équerre.
Devant la  Neue Wache où les soldats de l’unité d’élite Friedrich-Engels montaient la garde, des tribunes avaient été installées pour les principaux  dirigeants:
Erich Honecker, l’inamovible secrétaire général du Parti Socialiste unifié d’Allemagne, le Parti communiste: Visage de cire, lèvres pincées.
A ses côtés : son épouse, la redouté Margot, ministre de la Culture – quelle plaisanterie quand on y repense– surnommée sous le manteau, la « sorcière bleue », parce qu’elle le valait bien avec la surprenante couleur de la teinture de ses cheveux. 
Et puis tous les dirigeants des « pays frères », parmi lesquels bien sûr Gorbatchev.
Ce devait être un bel anniversaire. Et au début tout avait bien commencé : Les troupes de « l’armée du peuple » avaient défilé dans un ordre impeccable, au pas de l’oie. Puis avait suivi le cortège des FDJ (prononcez : f-d-yot), la « Jeunesse libre allemande », qui embrigadaient tous les jeunes est-allemands. L’actuelle chancelière Angela Merkel en fût elle-même.
Tout cela au son de l’hymne national de la RDA : « Auferstanden aus Ruinen » « Ressuscité des ruines ». Une très belle musique, composée par Hans Eissler,  un des grands musiciens allemands du 20 ème siècle, élève d’Arnold Schoenberg à Vienne, compagnon de route et de travail de Bertold Brecht, tous les deux communistes, tous les deux rentrés à Berlin-Est après guerre pour participer à l’édification d’une Allemagne socialiste.
Car, même si le régime, la dictature, avait vidé les mots de leur sens, un certain nombre d’intellectuels qui avaient dû fuir l’Allemagne nazie, avaient cru en 1945, qu’après ce qu’avaient fait les allemands, les massacres commis dans toute l’Europe, les camps de concentration, l’holocauste, il fallait faire du passé table rase, construire une société nouvelle. Dans les années 1950, c’est ce qui fût fait littéralement : L’ancien château de Berlin, certes en ruines, mais toujours debout, fût dynamité – c’est comme si le Louvre avait été détruit – pour y édifier le « Palast der Republik », siège de l’assemblée du peuple. Ironie de l’Histoire : 25 ans plus tard ce bâtiment a été à son tour rasé et l’on y reconstruit les façades de l’ancien château des rois de Prusse, avec notamment sa cour intérieur le « Schlüterhof »,  une des merveilles de l’architecture et de la sculpture classique allemandes.
Tout se passait bien. Jusqu’à ce que Gorbatchev décide à la surprise générale, devant les caméras qui filmaient en direct, d’être « Gorbi », l’homme de la perestroïka. Il sort des tribunes, va saluer les spectateurs qui se mettent à crier : « Gorbi, Gorbi : Hilf uns : Aide nous ! » et  il répond : « Celui qui est en retard est puni pour la vie.». Cette petite phrase fait l’effet d’une bombe. Tous les allemands de l’est vont se la répéter. Honecker est fou furieux, mais il va être limogé dans les semaines qui suivent. Et alors que se déroulent une soirée de gala au « Palast der Republik », des manifestants viennent jusque sur les bords de la Spree qui longe la façade arrière du bâtiment, scander des slogans repris depuis quelques semaines: « Wir sind das Volk » « Nous sommes le peuple » et :« Die Mauer muss weg » « Le mur doit tomber ». La police secrète et ses gros bras en civil répriment violemment les manifestants, hurlements, gaz lacrymogènes, explosions ; C’est la première fois qu’une telle manifestation se déroule en plein cœur de Berlin. De l’autre côté de la Spree, on voit les grandes fenêtres éclairées du Palast des Republik et les silhouettes des invités du régime qui regardent. Se rendent-ils compte que dans un mois, ils tomberont dans les poubelles de l’Histoire ?
Quant à l’Etat des ouvriers et des paysans, il ne fit pas long feu après l’ouverture du mur. Je me souviens d’un matin, ce devait être 2 ou 3 jours après le 9 novembre. Nous avons été attirés par des rires qui sortaient d’un soupirail du très redouté Ministère de l’Intérieur est-allemand. C’étaient des gardiens qui décrochaient les portraits officiels et découpaient le blason est-allemand du drapeau. Contre 5 deutschmarks, ils nous ont donné un portrait d’Honecker et un blason, que j’ai toujours conservés depuis.
Ce devait être un bel anniversaire.
Demain : 4/7 Bananen Republik – La République des bananes

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé 2/7 : Ces fissures que personne n’avait vues…

Souvenirs de l’été 1989
Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne.

Hegyeshalom. C’est là sans doute que le mur de Berlin a commencé à se fissurer. Dans ce village hongrois, à 170 kilomètres de Budapest, 70 kilomètres de Vienne, le 2 mai 1989. Lieu précis, date précise : Le gouvernement hongrois, pourtant toujours communiste, avait décidé d’y organiser une conférence de presse mettant en scène le premier démantèlement du « rideau de fer ». Avec des chefs militaires, des garde-frontières et découpage de barbelés devant les caméras. Je me souviens très bien d’une question d’un confrère, Pierre Hasky, à l’époque à « Libération » : «  Mais que ferez-vous quand des ressortissants d’autres pays de l’Est  voudrons passer à l’Ouest ? » Silence gêné des autorités.
Quelques semaines plus tard, les allemands de l’Est apportaient la réponse à cette question. S’il leur était quasi impossible de se rendre à l’Ouest, les « pays frères » étaient facilement accessibles. Chaque année, des centaines de milliers d’Est-allemands s’entassaient dans leurs« Trabant », ces caisses à savon, au moteur à deux temps, fiertés de l’industrie est-allemande, pour passer leurs vacances sur les rives du lac Balaton, la « mer »  hongroise.
La nouvelle s’est vite répandue dans toute la RDA: On peut s’enfuir par la Hongrie. D’abord quelques dizaines, que les garde-frontières hongrois ne faisaient rien pour arrêter. Puis des centaines.  Jusqu’au 19 août 1989, où un « pique-nique », organisé à la frontière par le parti autrichien paneuropéen d’Otto von Habsbourg s’est transformé en fuite à l’Ouest de milliers de « vacanciers » est-allemands.
Dans la ruée vers la liberté, ils abandonnaient tout derrière eux. Dans la bousculade, un jeune père, sa femme, sa fille, avec comme seuls bagages , un sac à dos, s’étaient retournés vers nous, une fois à l’Ouest, et dans un grand éclat de rire, nous avaient donné la plaque d’immatriculation «DDR» « République Démocratique Allemande » qu’ils avaient dévissée sur leur voiture abandonnée. Désormais, le mur de Berlin n’arrêtait plus l’hémorragie. A Berlin-Est, le gouvernement ne savait plus quoi faire. Partout des citoyens est-allemands tentaient la fuite.
 En Pologne, la première à s’affranchir du communisme. A Prague, en envahissant l’Ambassade d’Allemagne de l’Ouest. Et pendant ce temps-là, à Moscou, Gorbatchev parlait de « perestroïka » et de libertés.
J’ai retrouvé quelques souvenirs de cet été 89: Un bout de barbelés, gracieusement offert par un soldat hongrois, le 2 mai, à Hegyeshalom. Une maquette de Trabant et puis la plaque DDR de cet inconnu qui s’enfuyait vers la Liberté.
L’Allemagne de l’Est était présentée pourtant, même à l’Ouest, comme le bon élève de la classe socialiste. Elle préparait les festivités de son 40 ème anniversaire avec force défilés militaires, soldats marchant au pas de l’oie, pionniers des Jeunesses communistes agitant des drapeaux , et invités de marque, comme Mikhael Gorbatchev et les dirigeants des pays frères.
Ce devait être un triomphe pour le régime, ce fût le début de la fin pour la vieille garde communiste.
Rétrospectivement, c’est un mur bien lézardé qui s’est ouvert le 9 Novembre 1989.
Demain : 3/7 : La RDA fête son 40 ème anniversaire.

BERLIN : Le soir où le mur n’est pas tombé (1/7)

25 ans : Un quart de siècle, déjà…
Par Pierre Thivolet, ancien correspondant de TF1 en Allemagne
En direct du mur. pour TF1…le 11 novembre 1989 
Oui, j’y étais. Et nous n’étions pas nombreux ce soir-là, à nous trouver à Berlin, à Berlin-Est: Personne n’avait prévu ce qui allait se passer dans cette soirée du 9 novembre 1989.
Ni le gouvernement est-allemand, qui « envisageait éventuellement d’autoriser les citoyens est-allemands en règle et avec passeport à voyager librement ».
Ni le gouvernement ouest-allemand : Le chancelier Helmut Kohl se trouvait même en voyage officiel en Pologne; Son premier voyage auquel tous les médias de l’Ouest accordaient une grand importance. Autant dire que nos principaux confrères ouest-allemands se trouvaient à Varsovie.
Même si rétrospectivement, nous pouvons remettre les événements en perspective, et dire que, de toute façon , l’Allemagne communiste était condamnée, franchement le 9 novembre , personne n’avait rien vu venir. Finalement, tous les allemands et leurs alliés s’étaient installés dans cette situation d’équilibre. Même l’Ouest y trouvait son compte et les déclarations sur l’unité ou la réunification de l’Allemagne n’étaient que de principe, et ne trouvaient que très peu d’écho de Hambourg à Munich. L’Allemagne de Bonn, avec son deutschmark si fort, sa réussite économique, était l’«Allemagne Société-Anonyme », avec des citoyens comblés pensant plus aux vacances aux Canaries ou à Rimini, avec Mercedes et caravane, qu’aux frères de l’Est perdu ! « De quel côté du mur, la frontière nous rassure » chantait très justement Patricia Kaas.
25 ans déjà ! Putain : Un quart de siècle… Je n’ai pas l’esprit « ancien combattant ». J’ai toujours voulu regarder vers l’avant. Ne pas revenir sur les événements que j’ai pu « couvrir » comme reporter. Mais cette année, la pression des émissions commémoratives est forte, peut-être encore plus forte. Et puis les événements de novembre 1989, à Berlin, ont été bouleversants : Professionnement bien sûr, comme correspondant de TF1 en Allemagne, mais également sur le plan personnel, émotionnel, humain : Cette année, aux dernier moment, j’ai donc eu envie de partager un peu de mes souvenirs.
Et le premier souvenir, c’est la joie, la liesse populaire, le bonheur d’être libre, de pouvoir franchir enfin, même pour quelques heures, cet épouvantable mur de la honte avec son no’man’s land, ses patrouilles de soldats en uniforme vert de gris, ses check-points glauques. Un mur baptisé par le gouvernement est-allemand « mur de protection anti-fascistes » : Les fascistes étant à l’Ouest bien sûr. Ce n’était pas de l’humour, mais cela faisait beaucoup rire, sous cape, les berlinois de l’Est. Enfin, du moins, ceux qui appartenaient aux milieux intellectuels, aux mouvements des droits de l’homme.
Ce soir-là, je n’ai rien senti ni vu de « nationaliste ». Même nous, observateurs, étrangers, avons été emportés par ce sentiment de libération.
Il n’était pas question d’Allemagne, d’unité allemande, pas encore. Nous vivions la fin d’une injustice ; La fin de la division de l’Europe. Tout le monde s’embrassait. Je crois que nous nous sommes tous sentis européens , ou même citoyens du monde. Heu-reux ! Et lorsque les cloches des églises et de l’Hôtel de Ville de Berlin-Ouest se sont mises à carillonner dans la nuit, nous nous tous sommes mis à pleurer.
Ce soir-là, sur Berlin flottait l’air de la liberté. Un moment rare dans une vie.
Demain : 2/7 : Ces fissures que personne n’avait vues…

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