
Le nouveau clip de Kendrick Lamar, “The Heart Part 5“, fait le buzz. Comme d’ailleurs tout l’album, véritable événement 5 ans après « Dawn ».
Vous ne vous sentez pas concernés ? Vous avez tort. Lamar est un artiste complet qui crève l’écran non seulement du hip-hop, du rap, de la musique, de l’industrie musicale américaine, mais aussi un poète, un artiste de la langue anglo-américaine, Prix Pulitzer en 2018.
Un auteur engagé dont les textes tranchent par rapport au flow de beaucoup de rappeurs, notamment français, qui le plus souvent ne dépassent pas les « suce ma bite » et « toutes des taspé sauf ma rome ».
Pour ce dernier clip, le chanteur a utilisé ces nouvelles technologies de traitement de l’image dites de « deep fake » pour transformer son visage en ceux de Kanye West, Will Smith, Kobe Bryant…
C’est très bien fait. Pour autant ce n’est pas une première. Gardons-nous de l’impression qu’avant nous il n’y avait rien, qu’avant nous personne n’y aurait pensé.
Bien sûr, il est compréhensible que pour se vendre, il faut arriver avec un discours du style : « Coco, je te propose un concept totalement new, qui va révolutionner la télé. Il y aura un avant et un après ».
Mais remontons d’une vingtaine d’années, 25 ans, et re-visionnons par exemple « The hunter », «Le chasseur », le clip de Björk, la chanteuse islandaise totalement azimutée.
Filmée comme Kendrick Lamar aujourd’hui, en plan serré, Björk, crâne rasé, tête blafarde sur fond blanc, chante en grimaçant, et en secouant la tête qui se transforme en ours polaire, qui à son tour redevient Björk, et ainsi de suite. Bluffant. Surtout, comme on dit, avec les techniques de l’époque.
Ne pas avoir conscience que nous ne sommes que la dernière couche d’une succession de couches apportées par celles et ceux qui nous ont précédé est une erreur qui certes est commune de siècles en siècles à toutes les nouvelles générations, mais qui est particulièrement forte à notre époque. Et c’est un peu le talon d’Achille de notre société du tout image, de l’information instantanée, être partout tout le temps et en continu. Une immédiateté chasse l’autre, un événement remplace un autre événement, tout est important, tout est « breaking news ». Nous ne sédimentons pas. Nous ne prenons pas de recul. Nous surfons sur l’actualité sans jamais nous arrêter.
Avec son très beau clip, Kendrick Lamar veut une nouvelle fois parler de la condition des noirs aux Etats-Unis. Mais il veut aussi attirer notre attention sur les dangers que nous font courir ces nouvelles techniques de traitement des images. Le « deep fake » est largement utilisé en politique pour discréditer des opposants. Comme lorsque les Russes diffusent une vidéo du Président ukrainien Zélinski en lui faisant dire le contraire de ce qu’il dit.
L’on voit bien ici le revers de la médaille de la formidable révolution que connaît notre monde où la circulation de l’information est devenue centrale. Nous sommes submergés par le flot d’informations. Nous sommes menacés par « L’apocalyspe cognitive » comme l’explique l’excellent ouvrage de Gérard Bronner : « Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons disposé d’autant d’informations et jamais nous n’avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le déferlement d’informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du « marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention. Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison».
Pour vérifier, sourcer, remettre en perspective, prendre du recul, il nous faut plus que jamais des professionnels de la communication : des journalistes.
Plus que jamais indispensables pour le bon fonctionnement de nos démocraties.
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